Cerveau et Méditation

Matthieu Ricard – Wolf Singer

Extraits de « CERVEAU ET MÉDITATION » (Allary Éditions)

L’examen du soi

Le soi est-il une identité qui siège au cœur de notre être ou un poste de commande dans le cerveau ? Est-ce encore un continuum d’expériences qui reflète l’histoire de la personne? Le moine bouddhiste déconstruit la notion d’un soi unitaire et autonome tandis que le neuroscientifique confirme qu’aucune aire cérébrale n’assume un rôle central dans le cerveau.
Le concept d’un tel chef d’orchestre est une illusion commode pour fonctionner dans l’existence. Un moi fort est-il nécessaire à une bonne santé mentale ? Se débarrasser de la croyance aveugle dans le soi ne risque-t-il pas de nous rendre vulnérables ? Un ego transparent favoriserait-t-il au contraire la force d’âme et la confiance intérieure ?

MATTHIEU : Venons en à la cause même de notre perception erronée de la réalité : l’attachement à la notion d’un moi distinct et autonome qui serait le centre même de notre être, le poste de commandement de notre expérience. Selon le point de vue bouddhiste, postuler l’existence d’un soi qui serait une identité est une distorsion de la réalité qui alimente l’illusion et déclenche toutes sortes d’états mentaux afflictifs.

WOLF : Comment peux-tu concilier cette affirmation avec la nécessité d’avoir un moi fort ?

MATTHIEU : Tout dépend de ce que tu appelles un « moi fort ». Il y a une différence cruciale entre le fait d’avoir une confiance intérieure alliée à une puissante détermination et un fort attachement à la croyance en l’existence d’une entité unique en tant qu’essence de notre être. La force intérieure ne provient pas d’un ego réifié jusqu’à l’égocentrisme mais d’une liberté intérieure, ce qui est totalement différent.
Pourquoi entretenons-nous le sentiment que nous avons un moi autonome? A tout moment, j’ai le sentiment que j’existe, que j’ai froid ou chaud, que j’ai faim ou que je suis rassasié. A chacun de ces instants , le « je » représente la composante subjective et immédiate de mon expérience.
À cela s’ajoute l’histoire de ma vie qui me définit en tant que personne. Elle est le continuum de toutes les expériences que j’ai vécues au fil du temps. La « personne » est l’histoire dynamique et complexe de notre flux de conscience.

W : C’est ce que nous appelons la mémoire biographique.

M : D’une certaine façon, oui. Mais ce flux de conscience ne se réduit pas aux seuls événements dont nous avons le souvenir. Si l’on prélève un échantillon d’eau dans un fleuve, il reflète toute une histoire depuis sa source jusqu’à l’endroit du prélèvement. Sa qualité dépend du sol et de la végétation qu’il a traversés, mais aussi de son degré de pollution ou de pureté.
Ces deux aspects – le temps réel du « je » et la continuité des expériences de la « personne » –, c’est ce qui nous permet de vivre dans ce monde. Ces deux aspects du mode d’être ne posent aucun problème mais nous y ajoutons autre chose : la conception d’un soi autonome.
Nous savons que notre corps et notre esprit changent à tout moment. Nous ne sommes plus des enfants turbulents et nous vieillissons peu à peu. Notre expérience se transforme et s’enrichit d’instant en instant. Et cependant, nous pensons qu’il y a quelque chose au milieu de cet ensemble qui nous définit maintenant et qui nous a définis tout au long de notre vie.
Nous nous y référons en l’appelant « moi » ou « soi » ou « je ». Non content d’être un unique continuum d’expériences, nous estimons qu’au centre de ce flux siège une identité singulière, distincte : notre vrai « soi ».
Lorsque nous croyons qu’il existe une telle entité que l’on nomme le soi, auquel nous nous identifions, nous cherchons à le protéger et nous redoutons sa disparition. Ce puissant attachement à la notion d’un soi engendre les notions de possession telles que :  « le mien », « mon »corps, « mon »nom, « mon »esprit, « mes » amis, etc.
Il nous est impossible de ne pas concevoir ce soi comme une identité distincte et singulière et, bien que notre corps et notre esprit subissent des transformations incessantes, nous leur attribuons avec obstination des caractéristiques de permanence, de singularité et d’autonomie. Paradoxalement, cette croyance a pour effet d’accroître notre vulnérabilité et non de développer une authentique confiance. En effet, en présumant que le soi est une identité autonome, distincte et unique, nous sommes en désaccord fondamentalement avec la réalité. Notre existence est essentiellement régie par des rapports d’interdépendance. Certes, notre propre bonheur compte, mais il peut exister que par et avec le bonheur d’autrui. En outre, le soi devient la cible constante du gain et de la perte, du plaisir et de douleur, de la louange et de la critique, etc. Nous avons le sentiment qu’il faut à tout prix protéger et satisfaire ce soi. Nous éprouvons de l’aversion envers tout ce qui le menace et de l’attirance pour ce qui lui est agréable et qui le renforce. Ces deux impulsions fondamentales d’attirance et de rejet font naître une kyrielle d’émotions conflictuelles : colère, avidité, arrogance, jalousie qui, en fin de compte, engendre toujours de la souffrance.

W : Tu sembles entretenir un rapport plutôt sophistiqué avec ce que tu appelles le « soi ». Si tu demandes à quelqu’un : « qui êtes vous ? », il ne se mettra sûrement pas à la place de l’observateur, comme tu es en train de le faire maintenant quand tu analyses ton rapport au soi.

M : C’est très juste. Tant que nous n’examinons pas le « soi », nous le tenons pour acquis et nous nous identifions à lui. Mais dès que l’on commence cet examen, nous réalisons qu’il est extrêmement difficile de désigner quelque chose de précis qui serait le « soi ». En revanche, il devrait être facile de constater combien notre attachement à cette notion d’un soi distinct perturbe notre vie. C’est pourquoi il est difficile de sortir du cercle vicieux de la souffrance.
Il est cependant possible d’aider autrui à prendre conscience de l’importance que prend le mot « moi » dans sa vie. Par exemple, si je me trouve face à une falaise et que je crie :  « Hé, Matthieu, tu es un parfait crétin ! », lorsque ces mots me reviennent en échos, je ris et je n’en suis pas vexé. Mais si quelqu’un qui se trouve à mes côtés me lance directement la même insulte, avec le même ton de voix et la même intensité malveillante, j’en suis agacé. Quelle est la différence ? Dans le premier cas, mon ego n’était pas visé, tandis que dans le second il l’était clairement, ce qui fait qu’il est soudain pénible d’entendre ces propos qui sont pourtant exactement les mêmes dans les deux cas.

W : Tu n’étais pas vexé quand c’était toi qui a crié ces insultes pour la même raison qui fait que tu ne peux pas te chatouiller toi-même : nous percevons les actions dont nous sommes les auteurs d’une façon totalement différente de celles qui sont accomplies par d’autres personnes.

Analyser le soi.

M : Puisque la notion de l’existence d’un soi indépendant influence si fort notre expérience, on se doit de l’analyser très attentivement. Comment faire? Notre corps n’est qu’un assemblage temporaire d’os et de chair. Notre conscience est un flux dynamique d’expériences. Notre histoire personnelle n’est rien d’autre que la mémoire de ce qui n’est plus. Notre nom auquel nous associons notre réputation et notre statut social, n’est rien d’autre qu’un groupe de lettres. Quand je vois ou que j’entends mon prénom, Matthieu, mon esprit bondit et je pense :  « C’est moi ! » Mais si je détache toutes les lettres qui le composent, M-A-T-T-H-I-E-U-, je ne m’identifie plus à aucune d’entre elles. La notion de « mon nom » n’est qu’une fabrication mentale. Quelle que soit notre façon d’analyser notre corps, notre parole et notre esprit, il nous est impossible de désigner une identité particulière dont on pourrait affirmer qu’elle constitue le soi. Nous devons en conclure que le soi n’est rien qu’un concept, une convention.
Si l’on veut qu’une telle analyse du soi ait un sens, il nous faut déterminer sa nature à travers un minutieux examen introspectif. Nous en conclurons qu’il n’est ni à l’extérieur du corps ni quelque chose qui imprégnerait l’intégralité du corps, à l’image du sel qui se dissout dans l’eau.
Nous pouvons alors penser que le soi est associé à la conscience qui n’est qu’un flux d’expériences. Le moment de conscience passé n’est plus, le futur n’est pas encore advenu, et le présent lui-même est insaisissable. Il n’y a donc aucun soi doté d’une existence réelle, aucune âme, aucun ego ni atman – le Soi essentiel selon l’hindouisme –, aucune entité personnelle et autonome. Il n’y a qu’un flux d’expériences. Il est intéressant de noter que, loin de nous diminuer, ce constat nous libère d’une grave illusion. Après avoir mené cette analyse, il est légitime et pragmatique de considérer un soi conventionnel, c’est à dire une étiquette apposée sur notre corps et notre esprit, au même titre qu’il est logique de donner un nom à un fleuve pour le distinguer d’un autre. Le soi n’existe que sur le mode utilitaire, conventionnel, mais non en tant qu’entité réellement existante et définie.
Le moi est une illusion commode qui nous permet de nous définir par rapport au reste du monde.

W : C’est vrai pour autant que tu définisses le soi comme une chose qui t’est attribuée par ton environnement social, par ceux qui perçoivent comme un agent doté d’intentionnalité, d’un soi autonome. C’est vrai également dans la mesure où tu envisages ton soi comme une expérience qui provient de la somme de tes souvenirs biographiques et de la conscience d’être un  individu incarné et doté d’un esprit.
Il est parfaitement exact que l’on ne trouve pas de soi, ou d’esprit, associé à une quelconque aire du cerveau, alors qu’il y a des centres responsables des souvenirs biographiques et de la conscience corporelle qui, eux, ont des localisations cérébrales.

M : Il existe de nombreuses manières de démontrer qu’il est impossible de considérer le soi comme une entité circonscrite. Lorsque nous disons : « C’est mon corps », l’adjectif possessif « mon » devient le propriétaire du corps et non pas le corps lui-même. Or si quelqu’un nous pousse, nous protestons : « Il m’a poussé ! » Dans ce cas, le soi se trouve soudain associé au corps. Mais nous allons plus loin quand nous déclarons : « Elle m’a fait de la peine. » A ce moment-là, nous devenons le propriétaire de nos sentiments. Puis, en disant : « Ça m’agace » nous revenons au soi qui s’identifie au sujet lui-même.
Imaginons un instant que le soi ne serait pas une entité localisée mais une chose qui imprégnerait l’intégralité de mon corps et de mon esprit. Qu’arrive-t-il au soi si je perds mes deux jambes ? Dans mon esprit, je suis Matthieu, un infirme qui a perdu ses jambes, mais je suis toujours Matthieu. Même si mon image corporelle s’en trouve diminuée, j’ai toujours la perception que ce soi profondément ancré n’a pas été amputé. Il est simplement transformé en un soi frustré, ou déprimé, courageux ou résilient.
Puisque il est impossible de trouver un soi dans le corps, nous nous tournons vers la conscience. L’expérience consciente qui change d’instant en instant vient contredire l’idée que nous avons un soi permanent. Où se trouve donc le soi, dans tout ça? Nulle part.

W : Il y a des patients qui souffrent d’une amnésie totale, qui ont perdu toute mémoire épisodique et biographique, comme le célèbre patient H.M., suivi pendant des décennies par la neuropsychologue Brenda Milner. H.M. avait subi une ablation des lobes temporaux dans les deux hémisphères afin de le soulager d’une épilepsie réfractaire à tout traitement. Il ne vivait que dans le présent, mais il avait toute fois conservé la notion d’un soi. Faire l’expérience de soi-même comme étant le produit de sa propre histoire individuelle ne semble pas indispensable pour que se constitue la notion d’un soi. Selon B. Milner, qui l’a accompagné jusqu’à sa mort en 2008, H.M. avait quelques souvenirs d’avant son opération chirurgicale, d’anciennes remémorations qu’il associait avec « lui-même ».

M : Il aurait été très intéressant de poser à H.M. des questions précises afin de se faire une idée plus claire du type de représentation de soi qu’il avait développée. Je dirais que la tendance à percevoir un soi identitaire associé au fait d’être en vie est totalement instinctive et n’implique pas nécessairement que l’on ai beaucoup de souvenirs du passé. H.M. réagissait normalement lorsqu’on l’appelait par son nom et avait certainement une image de lui-même. Il réagissait avec satisfaction lorsqu’on le complimentait et pouvait être agacé quand on le critiquait.

W : Il semblait avoir le sens de l’humour et réagissait donc normalement aux compliments et aux critiques. Il ne comprenait pas les questions se rapportant aux événements qui s’étaient produits après son opération, mais sa mémoire à court terme était suffisante pour qu’il puisse entretenir des conversations.

M : Avait-il le sens de la hiérarchie sociale ? Pouvait-il se rendre compte de la différence de statut social entre les gens, par exemple, entre le directeur d’hôpital et le personnel d’entretien ?

W : Ce n’est pas très clair. Il était vraiment gentil avec tout le monde, mais je crois qu’il pouvait distinguer le statut social des gens et ajuster son degré de familiarité selon ses interlocuteurs, grâce sans doute à un processus inconscient qui lui permettait d’appréhender les signaux pertinents.

M : S’attendait-il à être traité d’une certaine façon et, dans le cas contraire, s’en montrait-il irrité?

W : Il était agacé quand on lui demandait de faire quelque chose qu’il ne pouvait pas faire.

M : Avait-on l’impression que ses réactions émotionnelles immédiates étaient influencées par une sorte d’égocentrisme et d’attachement au soi ? Existe-t-il des indices qui montreraient que la constance de sa bonne humeur apparente relevait de l’eudémonisme plutôt que de l’hédonisme ?

W : C’est une question épineuse, parce que l’on n’a effectué des tests psychologique qu’après son opération et qu’il était déjà en mauvaise santé avant d’être opéré. Il avait sûrement le sentiment d’un « moi », il pouvait se sentir offensé ou flatté et il réagissait normalement aux interactions sociales. L’essentiel de sa « personnalité » n’avait pas été touché. Il était incapable de se souvenir des événements passés : c’était son seul handicap. Il est bien sûr difficile de savoir avec certitude dans quelle mesure il pouvait traiter des signaux sensoriels inconscients et si son inconscient avait accès aux expériences passées. Je pense, pour ma part, que l’ensemble de son système d’apprentissage procédural était intact et qu’il l’est resté toute sa vie.

M : On aimerait avoir d’avantage de précisions à son sujet, savoir , par exemple, quel type de soi une personne comme H.M. avait élaboré dans son esprit. L’histoire personnelle, le sentiment d’avoir une image de soi, la façon dont nous nous voyons, la façon dont nous aimerions que les autres nous voient, et la façon dont nous pensons qu’ils nous considèrent, toutes ces fonctions ont sans doute été profondément altérées chez lui . Et pourtant, son cas n’entre pas forcément en contradiction avec ce que je viens d’expliquer de l’inexistence du soi. L’apparition du concept d’un « moi », d’« un soi autonome » peut se produire à un niveau très élémentaire dès que l’on établit un rapport avec le monde extérieur.
Pour revenir à notre analyse du soi, la seule chose que l’on puisse conclure c’est : oui, il y a bien un soi, mais il s’agit d’une simple étiquette mentale apposée sur le flux de notre expérience, sur l’association du corps et de la conscience, ensemble composé de parties et donc éphémère. Il n’y a rien d’autre qu’un soi conceptuel, une imputation nominale. Alors, pourquoi vouloir à tout prix protéger ce soi et lui faire plaisir ?

W : Mais il est évident que l’on veut se protéger ! Nous souhaitons traverser la vie sans connaître trop de vicissitudes ; ce n’est pas un soi distinct que nous cherchons à protéger, c’est notre intégralité, c’est soi en tant que personne. Même les animaux, dépourvus de concept de soi, se protègent : ils deviennent agressifs lorsqu’ils se sentent menacés.

M : C’est vrai. Il est parfaitement naturel et souhaitable de protéger sa vie, d’éviter la souffrance et d’atteindre un authentique bonheur. Même si notre vie n’est pas en danger, les états mentaux les plus conflictuels peuvent naître d’un égocentrisme exacerbé. Lorsque nous nous retranchons dans l’égoïsme, nous creusons un fossé beaucoup plus profond entre nous-même et
le monde.
Permets-moi de te citer un autre exemple. Comparons le flux de la conscience du Rhin. Il a bien sûr, une longue histoire, mais il change à chaque instant. Héraclite disait « on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ». Il n’existe pas de quelque chose qui serait une entité « Rhin ».

Le soi existe sur un mode conventionnel

W : Malgré tout, je pense qu’il est tout à fait légitime d’appeler ce fleuve le Rhin parce qu’il comporte de nombreuses caractéristiques qui sont constantes et ne changent pas en dépit des propriétés toujours fluctuantes de l’ eau. En fait, cette impermanence est elle-même un trait constant des fleuves.

M : Absolument. De nombreuses caractéristiques distinguent le Rhin du Gange : les paysages qui bordent les rives, la qualité de l’eau, son débit, etc.
Néanmoins, il n’y a pas une unité distincte qui constituerait le cœur de l’existence du Rhin. « Rhin » n’est rien d’autre qu’une désignation pratique apposée sur un ensemble de phénomènes en changement constant. Concevoir le soi de cette façon est parfaitement exact et ne nous empêche pas de fonctionner dans le monde.
Je me souviens qu’en 2003 sa Sainteté le Dalaï-lama avait dispensé pendant toute une matinée un enseignement sur la non-existence du soi. Au moment du déjeuner, après que j’ai pris connaissance des questions écrites recueillies auprès de l’auditoire, je lui ai dit que pour beaucoup de participants la notion de non-existence du soi était difficile à saisir. Ils posaient des questions telles que :  « Si je suis dépourvue d’un soi, comment puis-je être responsable de mes actes ? » Ou bien : « Comment peut-on parler du karma s’il n’y a personne pour faire l’expérience du résultat des actions passées ? » Et ainsi de suite. Sa Sainteté m’a répondu en riant : « C’est de ta faute. Tu n’as pas bien traduit. Je n’ai jamais dit qu’il n’y avait pas de soi. » Il plaisantait, mais ce qu’il voulait dire – et ce fut le thème de son intervention de l’après-midi – , c’est qu’il existe effectivement un soi conventionnel, nominal, qui est associé à notre corps et à notre esprit. Ce concept ne pas de problème, il est fonctionnel tant que l’on ne l’érige pas en une sorte d’identité centrale, autonome et pérenne qui constituerait le cœur de notre être.

W : Tu considères que ce soi erroné est une construction mentale, dissociée des racines de la personne et qui, de ce fait, nécessite une réassurance et un renforcement constants, mais aussi des efforts continuels pour qu’elle apparaisse telle qu’on souhaite qu’elle soit ?

M : C’est exactement ça. Nous fabriquons une entité que nous installons comme gouverneur de notre univers personnel.

W : Peut-on qualifier ce processus de projection ?

M : Si tu veux, mais il s’agit plutôt d’une construction mentale que l’approche analytique bouddhiste a pour but de déconstruire en menant une investigation logique et expérientielle qui conclut que nous ne sommes pas cette entité imaginaire à laquelle nous nous identifions, mais plutôt un flux dynamique d’expériences.

W : Irais-tu aussi loin que le philosophe T. Metzinger qui intitulé son livre Being No One.

M : Nous sommes sans aucun doute des êtres humains dotés d’un continuum d’expériences associées à notre corps et au monde extérieur. Metzinger définit également le soi comme étant un « processus continuel »; il parle d’un soi « soi phénoménal » qui n’est pas une entité isolable.

W : J’établis une différence entre les notions de soi et d’égocentrisme. L’égocentrisme est une accentuation de l’ego que nous associons à l’égoïsme, une attitude incompatible avec l’altruisme et la compassion. Le « soi » n’en est pas moins un concept qui désigne quelque chose dont on peut faire l’expérience, à travers l’introspection ou l’observation d’autrui. Le soi est l’ une de ces réalités insaisissables que la connaissance humaine et les interactions sociales ont introduites dans le monde et qui affecte nos vies au même titre que les croyances, les systèmes de valeur ou les notions de libre arbitre, d’autonomie et de responsabilité. Je t’identifie en tant que toi, Matthieu, et je peux mesurer tes éventuels changements. Je peux dire à quelqu’un :  « Tu n’es plus toi même », lorsque cette personne est très en colère ou en proie à la passion. Mais je ne remets pas en question l’identité de la personne.

Le soi et la liberté

W : Quant à la liberté, tu sais que je ne suis pas un défenseur de cette liberté inconditionnelle qui va de pair avec une attitude dualiste et qu’il est impossible de vérifier par des preuves neurobiologiques. Je partage le pessimisme de Schopenhauer qui a affirmé sans ambiguïtés que l’on ne peut pas vouloir autrement que ce que veut notre volonté et qu’on ne peut pas modifier notre volonté par un simple effort de volonté.
J’aimerai me concentrer sur le sentiment durable de liberté, quand on est libre d’entraves et en harmonie avec soi-même. On fait l’ expérience de ce sentiment lorsque il y a congruence, équilibre, entre les propensions et impulsions inconscientes et les impératifs issus de l’analyse rationnelle du monde. Cet état d’équilibre est un état agréable où le sujet se sent libre, exempt des contraintes suscitées par les conflits intérieurs, les affects liés à la possession, ou les injonctions imposées par l’ego ou les circonstances extérieures.
L’éventail de nos choix peux se trouver considérablement réduit par les contraintes extérieures. En l’absence de ces limitations, on ressent une impression de liberté, mais la vraie liberté advient au moment où les impulsions, contraintes et désirs sont en harmonie entre eux.
Nous sommes programmés pour rechercher des informations nouvelles mais, simultanément, nous éprouvons une puissante inclinaison à créer des liens, nous aspirons à la stabilité, parce que, dans cet état, il est alors inutile de faire intervenir le soi intentionnel pour résoudre des conflits en amorçant un changement. Nous sommes souvent confrontés à des impulsions incompatibles. Si nous voulons que l’esprit retrouve son  équilibre, si nous voulons créer un sentiment de liberté, il faut résoudre les antagonismes conflictuels intérieurs entre des désirs contradictoires

M : Ces conflits intérieurs sont essentiellement liés aux deux pulsions fondamentales que sont  « l’attirance » pour ce que l’on estime agréable et la « répulsion » pour ce que l’on considère déplaisant.

W : Oui. Quand on peut réconcilier ces deux forces contraires, quand il n’y a pas de conflit entre les obligations que l’on s’impose à soi même et le résultat de nos délibérations rationnelles, on se sent libre et en état de cohérence. C’est alors que, libérée de ses limites contraignantes, la conscience de soi peut diminuer. Dès que des contraintes réapparaissent, le soi se manifeste comme un agent dont il faut défendre la liberté.

M : Les conflits intérieurs sont le plus souvent créés bien inutilement par une exacerbation de l’estime de soi, lorsque celle-ci devient de plus en plus exigeante. Quand on a compris la nature illusoire du soi, on n’éprouve plus le besoin de le défendre et l’on est beaucoup moins sujet aux aléas de l’espoir, de la peur et des luttes intérieures. L’authentique liberté consiste à se libérer des diktats de ce soi, au lieu de suivre toutes les pensées fantasques qui traversent notre esprit.

Un moi faible pour un esprit fort

W : Mais il semble aussi que de nombreux problèmes proviennent d’un moi faible, un moi trop dépendant des autres pour se définir lui-même. C’est alors que l’on entre dans le cercle vicieux du désir et de la répulsion.

M : L’existence d’un moi faible s’explique de différentes façons. Certaines personnes sont tourmentées par l’idée qu’elles ne sont pas dignes d’être aimées, qu’elles n’ont aucune qualité positive et ne sont pas faites pour le bonheur. Ces sentiments sont bien souvent la conséquence du mépris, des critiques répétées ou d’une dévalorisation par les parents ou les proches. A cela s’ajoute un sentiment de culpabilité : ces personnes se sentent responsables et coupables des défauts qu’on leur a attribués. Assaillies par ces pensées négatives, elles s’en prennent constamment à elles-même et se sentent coupées des autres. Afin qu’elles puissent passer du désespoir au désir de retrouver un équilibre dans la vie, nous devons les aider à établir une relation plus chaleureuse avec elles-même et à éprouver de la compassion envers leurs propre souffrance au lieu de se juger avec dureté. C’est à partir de cette réconciliation avec elles-même qu’elles seront capables d’améliorer leurs rapports avec les autres. Des chercheurs et des psychologues tels que P. Gilbert et K. Neff ont parfaitement démontré les bienfaits de l’auto-compassion. Dans de nombreux autres cas, ce que l’on appelle communément un « moi faible » relève davantage d’un moi insécurisé et capricieux, issu d’un esprit plongé dans la confusion, toujours insatisfait et se plaignant de son insatisfaction. Cette attitude est souvent la conséquence d’ une intense rumination, d’un ressassement qui à longueur de temps répète « moi, moi, moi », mais aussi du fait de se laisser accaparer par les petits tracas de la vie. Ce moi illusoire exige d’affirmer son existence en multipliant ses exigences, ou bien en se définissant comme victime.
Une personne qui n’est pas préoccupée par l’image d’elle-même, par l’affirmation de son moi, a davantage confiance en elle-même : elle n’est ni un Narcisse ni une victime. Un être doté d’un moi « transparent » ne serait pas sous la coupe de circonstances agréables ou désagréables, de la louange ou de la critique, des images positives ou négatives qu’il donne de lui-même.

W : Et que dire d’un moi fort ? L’assimilerais-tu à un haut niveau d’égocentrisme ?

M : Je n’appellerai pas ça un moi fort, mais un ego « surdimensionné » – D. Trump, par exemple. Dans ce cas, la seule chose qui soit forte est l’attachement. Un prétendu moi fort est en fait très vulnérable, puisque, à l’intérieur de cet univers uniquement centré sur soi, tout devient menace ou objet de désir insatiable.
En outre, plus le moi est fort, plus grande est la cible que l’on désigne aux flèches des perturbations extérieures et intérieures. La louange est une préoccupation aussi importante que la critique parce que toutes deux renforcent encore l’ego et exacerbent la crainte de perdre sa bonne réputation. Lorsque l’attachement à l’ego se dissipe, la cible s’évanouit et l’on connaît la paix.

W : Ce que tu es entrain de décrire est un ego narcissique qui, en général, va de pair avec une baisse de la confiance en soi et avec ce que j’appellerais un ego faible ou mal structuré. Les sujets dotés de ce type de personnalité ont constamment besoin d’un soutient extérieur pour les conforter dans leur identité, ce qui les rend extrêmement vulnérables. Nous avons un problème de terminologie à ce sujet.

M : Et pourtant, des études ont montré que les narcissiques ont, en fait, une haute estime d’eux-mêmes et qu’ils ne tentent pas seulement de compenser leur manque d’estime de soi. L’ego ne peut parvenir à construire qu’une confiance artificielle étayée par des attributs fluctuants comme le pouvoir, la notoriété et une image de soi valorisante. Cette illusion produit un sentiment de sécurité extrêmement fragile. Lorsque les circonstances changent et que le fossé avec la réalité se creuse, l’ego en est irrité ou déprimé, se rigidifie ou vacille. La confiance en soi s’effondre et il ne reste plus que la frustration et la souffrance. La chute de Narcisse est douloureuse.

W : D’accord, mais la plupart du temps, nous pensons que plus le moi est fort, plus la personne est indépendante et autonome. Nous estimons également qu’en étant en paix avec nous-mêmes, nous risquons moins d’être troublés par des opinions erronées, et qu’en outre, moins nous souffrons d’égocentrisme et plus nous sommes en mesure de développer l’empathie, la générosité et l’amour envers autrui.

M : Le point principal ici est d’établir une distinction nette entre un moi fort et un esprit fort. Un « moi » fort s’accompagne d’un égocentrisme démesuré et de la perception réifiée d’une identité qui serait le soi. Un « esprit » fort est un esprit résilient, libre et sagace, qui sait gérer avec pertinence les événements de la vie, quels qu’ils soient, un esprit qui ne se sent pas insécurisé mais ouvert aux autres, un esprit qui n’est pas ballotté par la colère, l’avidité, l’envie ou d’autres facteurs mentaux perturbateurs. Toutes ces qualités viennent de ce que l’on aura réussi à réduire le sentiment d’un soi identitaire. Nous pourrions donc dire, même si cela semble paradoxal, que l’esprit ne peut être fort qu’à la condition de ne pas tomber sous l’emprise de l’attachement à l’ego.
En un mot, une situation optimale serait d’avoir un moi faible et un esprit fort.
De la même façon, il est faux d’assimiler une saine autonomie, ou indépendance, fondée sur une liberté intérieure, à l’attachement à un soi réifié, qui est la source même de notre vulnérabilité, de notre insatisfaction chronique et des exigences disproportionnées vis-à-vis des autres et du monde. Être indépendant, comme tu le dis, ne pose pas de problème tant que tu fais référence à la capacité de se prendre en charge et d’avoir des ressources intérieures suffisantes pour affronter les vicissitudes de la vie. Mais cette « indépendance » n’implique pas de concevoir un soi qui serait une identité indépendante. Il s’agit plutôt du contraire : c’est en comprenant l’interdépendance fondamentale de soi, d’autrui et du monde que nous constituons la base logique nécessaire au développement de l’amour altruiste et de la compassion.
Ne confondons pas l’attachement au soi et la confiance en soi. Le Dalaï-lama, par exemple, a une profonde confiance en lui-même, puisqu’il sait de par son expérience personnelle qu’il n’y a pas d’ego à défendre ni à faire valoir. C’est pourquoi il rit tout autant à l’idée de ceux qui voit en lui « dieu vivant » ou un « démon », comme le font ses « frères et sœurs chinois ». Plus notre compréhension du moi en tant que simple existence conventionnelle est claire, moins nous serons vulnérables et plus profonde sera notre liberté intérieure.

W : Je suis d’accord sur le fait que s’il n’y a aucune projection du moi, il n’y a pas de risque que le moi soit attaqué. Malgré tout, si je t’agresse ou je t’insulte, tu te sentiras offensé et tu te défendras.

M : Pour moi, la meilleure défense consiste à ne pas être affecté du tout. Ce qui ne signifie pas que je suis borné ou idiot, mais que tes actes et tes mots n’ont tout simplement aucun impact sur moi. Si quelqu’un jette en l’air de la poussière en l’air ou des poudres de couleur, elles ne feront que retomber sur sa tête sans altérer l’espace. Lorsque l’attachement à l’ego ne désigne plus une cible facile à l’insulte ou à la louange, tu n’en seras pas troublé mais tu en riras, comme le Dalaï-lama, ou comme le ferait un vieil homme qui observe des enfants qui jouent : il voit tout ce qui se passe, mais, contrairement aux enfants, il n’est pas affecté par la victoire ou la défaite d’un camp. Cette profonde ouverture de l’esprit, cette liberté, est le signe que l’on a atteint l’accomplissement intérieur grâce à la pratique de la méditation.
Un pratiquant capable de demeurer dans l’état naturel, libre de soi, imperturbable, n’est en aucun cas indifférent à autrui ni coupé du monde extérieur, il peut compter sur ses ressources intérieures qui sont toujours là.

W : Ce que tu appelles un esprit fort, associé à un moi « transparent », est sans doute l’équivalent de mon moi fort, ou disons, bien structuré, qui exige peu d’attention parce qu’il n’a pas besoin de s’affirmer, alors que le moi égocentré, auquel tu attribues de nombreuses connotations négatives, serait l’équivalent de mon moi faible, insécurité, égoïste, voire narcissique, qui exige une réaffirmation constante de lui-même et de son existence creuse.

M : Un texte bouddhiste explique qu’au début, pour reconnaître clairement les effets de l’attachement au moi, il est important de le laisser se manifester dans toute son ampleur et d’observer les conséquences qu’il a sur l’esprit. Puis nous examinons sa nature. Après avoir reconnu qu’elle est d’ordre conceptuel, il faut déconstruire l’ego. En d’autres termes, il ne s’agit pas de l’ignorer, mais d’examiner son mode de fonctionnement afin de le transformer en un état de liberté. C’est alors que se manifeste une authentique confiance en soi.

W : Je crois comprendre que lorsque la confiance en soi n’a plus besoin d’être renforcée par des facteurs extérieurs, elle cesse d’être une préoccupation, de sorte que l’on peut lui lâcher la bride sans se sentir perdu pour autant. Cette attitude semble concourir à l’établissement d’une maturation saine qui constitue une personnalité adulte, indépendante et autonome.

M : Oui. Tu peux aussi dire que nous qualifions une telle personne de libre, parce qu’elle s’est dégagée de toutes les entraves, qu’il s’agisse des obstacles intérieurs de l’attachement ou ceux extérieurs, provenant de circonstances adverses. L’autonomie est associée à la liberté et non pas à un ego souverain et impérieux.

Ego et absence d’ego

M : Il est bien plus agréable d’avoir affaire à des personnes qui ont un ego « translucide ». Elles se sentent beaucoup plus en lien avec autrui, puisque nombre de nos problèmes sont dus au fossé artificiel que nous creusons entre soi et les autres considérés comme entités fondamentale distinctes de nous. En adoptant cette conception, le soi nie son interdépendance avec le monde et cherche à se confiner dans la bulle de l’égocentrisme. Sartre affirmait : « L’enfer c’est les autres », je dirais plutôt : « L’enfer c’est le soi. » Non pas le soi fonctionnel et conventionnel mais le soi dysfonctionnel, celui que l’on appose sur la réalité, celui que nous tenons pour réel et qui règne sans partage sur notre esprit.
Notre ami commun, P. Ekman, l’un des plus éminents spécialiste de la science des émotions, a observé ce qu’il appelle « les gens doués de qualités humaines exceptionnelles ». Parmi les traits les plus remarquables qu’il a trouvés chez eux figurent « une impression de bonté, une façon d’être que les autres sentent et apprécient et, à la différence de tant de charlatans charismatiques, une parfaite adéquation entre leur vie privé et leur vie publique. » Plus que tout autre chose, Ekman a remarqué qu’ils font preuve « d’une absence d’ego ». Le peu de cas qu’ils font de leur statut social, de leur notoriété – de leur moi – est une source d’inspiration pour autrui. Ekman insiste également sur le fait que « les gens recherchent instinctivement leur compagnie qu’ils trouvent extrêmement enrichissante, même s’ils ne peuvent en expliquer la raison ».
Les êtres qui ont un ego transparent, comme le Dalaï-lama, sont incroyablement fort, leur confiance en eux-mêmes est comparable à une montagne inébranlable.

W : Je dirais que le Dalaï-lama est comme un rocher dressé au milieu d’une mer houleuse : il a beau être sensible et accessible, il ne dépend pas de l’approbation des autres, pas plus qu’il ne se sent offensé si quelqu’un lui dit :  « Je ne vous aime pas ». Pour moi, un tel comportement est la signature d’une forte personnalité, d’une grande confiance en soi dans le sens positif du terme, d’un moi stable et exempt de tout narcissisme. Il n’a évidemment aucun problème d’ego, puisqu’il peut se reposer sur sa totale confiance en soi. Être égocentrique, dépendre de la renommée, être vulnérable face aux critiques sont autant de signes qui indiquent une confiance en soi limitée que j’associerais avec un moi faible et non structuré, un moi qui n’est pas parvenu à s’organiser de façon harmonieuse.
Pourrais-tu définir plus précisément la notion de « bulle de l’ego » ? Cela s’apparente-il au fait de se sentir à l’aise dans l’espace protégé de son propre ego ?

M : On ne peut réellement se sentir à l’aise que dans l’espace de la liberté de la pure conscience éveillée et non dans la bulle de l’attachement à soi. La « bulle de l’ego » est un espace mental étroit où tout tourne autour du « moi ». En fait, nous construisons notre propre bulle dans le vain espoir qu’il sera plus facile de se protéger dans un espace confiné. En réalité, nous avons fait qu’édifier une prison intérieure dans laquelle nous sommes à la merci d’innombrables pensées, attentes et craintes qui ne cessent de tournoyer. Ce repli exacerbe le sentiment de l’importance de soi et un égocentrisme qui a pour unique objectif la satisfaction immédiate des désirs, sans se préoccuper des autres ni du monde que l’ego ne prendra en compte que s’il peut les utiliser à son profit ou en être affecté.
Le problème est qu’à l’intérieur de cette bulle tout explose de façon disproportionnée. Notre espace intérieur étant des plus restreints, la moindre des contrariétés nous affligera intensément.
Si nous faisons éclater la bulle de l’ego, et que l’espace réduit de notre esprit soumis à l’attachement s’étend jusqu’à se fondre dans l’immensité de la conscience éveillée, ces mêmes événements qui nous perturbaient tant nous apparaissent alors anodins.

W : Puisque nos conceptions divergent, semble-t-il, sur le sens que nous donnons aux expressions « moi faible » et « moi fort », ne pourrions-nous pas trouver un autre mot pour désigner ce qui nous emprisonne dans la bulle de l’ego ?

M : Est-ce que le terme « égocentrisme » te conviendrait ?

W : Tout à fait. Le mot égocentrisme recouvre les caractéristiques essentielles des attitudes que tu décris et en traduit parfaitement les connotations.

M : J’ajouterais qu’il arrive très souvent que, de peur de se sentir rejetés, les gens absorbés dans leur égocentrisme tiennent plus que tout à ce que l’on appréhende le monde de la même façon qu’eux. Par exemple, certains ont une conception du monde et de l’humanité très pessimiste qui les amène à se méfier des autres. Ils veulent que l’on entre dans leur bulle égotique et que l’on adopte les mêmes attitudes et le même mode de vie qu’eux, à la seule fin de se sentir appréciés. Si nous sommes prêts à prendre sincèrement en considération leur point de vue et à faire preuve de compréhension vis-à-vis de leur comportement, nous n’avons pas, pour autant, à faire nôtre leur mode de pensée simplement pour leur faire plaisir !

Le fléau de la rumination

W : Tu as suggéré que l’une des pratiques contemplatives positives consistait à déconstruire l’ego « surdimensionné ». J’aimerais maintenant examiner comment on pourrait intégrer cette déconstruction de l’ego à l’éducation et à la psychothérapie conventionnelles. Je pense que la psychanalyse tente également de construire un soi conventionnel cohérent, mais ses méthodes diffèrent  radicalement des stratégies contemplatives. Elle incite le moi à devenir le juge des actes et des comportements en encourageant la rumination et l’exploration des conflits.

 M: Je suis loin d’être un spécialiste, mais nombre de personnes qui ont passé des années en analyse suivies par des années de pratique bouddhiste m’ont confié qu’elles faisaient une différence très nette entre ces deux approches. L’une d’elles m’a dit : « En psychanalyse, il s’agit toujours de moi, moi et encore moi, mes rêves, mes ressentis, mes peurs ». Tout cela s’accompagne d’innombrables ruminations sur le passé et l’avenir. Dans le contexte psychanalytique, on ne considère les gens qu’à travers le filtre de l’égocentrisme et non pour ce qu’ils sont en eux-mêmes. Bien que l’approche psychanalytique puisse aider à affiner la perception des élaborations mentales, elle s’embourbe dans un marécage de ressassements tournés vers le passé. C’est comme si l’on tentait de trouver une sorte de moralité à l’intérieur de la bulle de l’ego au lieu de s’en libérer. Pour un pratiquant bouddhiste, stabiliser l’ego et pactiser avec lui est une très mauvaise stratégie. Cette approche fait penser au fameux syndrome de Stockholm : des personnes prises en otage finissent par éprouver une sorte de compréhension, voire de sympathie, pour leurs ravisseurs ou leurs tortionnaires.
En tant que pratiquants bouddhiste, nous cherchons à nous libérer de ces liens pernicieux et non à composer avec eux. La limpidité de la présence éveillée permet de se libérer des liens qui nous attachent à l’ego et à la rumination.

W : Le ressassement et l’analyse des conflits seraient donc aux antipodes de la méditation ?

M : Exactement. Comme nous l’avons dit, la rumination est le fléau de la pratique méditative et de la liberté intérieure. Mais il ne faut pas confondre la rumination avec la méditation analytique qui sert à déconstruire le concept d’un soi indépendant. La rumination ne doit pas non plus être confondue avec l’observation vigilante des états d’esprit qui permet de reconnaître une émotion afflictive au moment où elle surgie et de désamorcer la réaction en chaîne qui s’ensuit. D’ailleurs, il existe de nombreuses ressemblances entre les pratiques méditatives bouddhistes et les méthodes utilisées en thérapie comportementale et cognitive pour repérer les émotions et élaborations mentales négatives.
Des études ont montré que la rumination est chronique chez les personnes atteintes de dépression. L’une des méthodes de la thérapie cognitive fondée sur l’attention (Mindfulness Based Cognitive Therapy) consiste à se distancier de ses rumination en pratiquant la méditation centrée sur l’attention.

W : C’est intéressent. Il semble que l’on soit en présence de deux techniques : l’une très ancienne et l’autre très récente qui ont toutes deux pour objectif l’amélioration de la condition humaine et la stabilisation du soi et obéissent à des approches totalement différentes. A première vue, la méditation semble aussi être une pratique centrée sur soi-même. La méditation ne risque pas de dégénérer en rumination solitaire et égoïste ?

M : C’est un risque qui existe, mais il s’agit alors d’une déviation de la pratique méditative. Comment peut-on soupçonner la méditation d’être une démarche égoïste alors qu’elle vise précisément à se libérer de l’égoïsme ? La rumination est une perturbation mentale qui alimente d’incessantes chaînes de pensée contraignant les gens à ne se préoccuper que d’eux-même. Elle empêche de demeurer dans la fraîcheur de la pure présence éveillée. Quelles que soient les pensées qui se manifestent, vous les laissez passer sans qu’elles laissent de trace. Telle est la liberté. De plus, vous développez la compassion et l’amour altruiste, et lorsque vous revenez dans le monde, vous êtes beaucoup mieux armé pour vous mettre au service des autres.

W : Traverser la vie en préservant ne serait-ce qu’une part infime du calme que l’on a connu en méditation serait éminemment souhaitable au quotidien, dans les situations qui engagent notre responsabilité ou dans des circonstances adverses.

M : Bien sûr, c’est tout le but de cette démarche ! On doit maintenir dans les périodes post-méditation les effets constructifs obtenus pendant la méditation.

W : Si c’était possible, ce serait véritablement merveilleux ! La méditation permettrait d’échapper au cercle vicieux des pensées négatives, de la méfiance, de la vengeance et de la tromperie, toutes ces constructions mentales particulièrement contagieuses quand un groupe social cède à la loi du « œil pour œil, dent pour dent ».

M : Comme disait Gandhi, continuer à se comporter ainsi conduira le monde à devenir aveugle et édenté. Les méthodes contemplatives ont précisément été élaborées pour échapper au cycle délétère des pensées afflictives.

W : Les personnalités faibles qui ont développé un puissant attachement au moi recherchent constamment des interactions positives afin de se réassurer. Leur attitude est contagieuse. Contre des comportements si profondément ancrés, la méditation peut-elle briser ce cercle compulsif et immuniser les pratiquants ?

M : Nous disons que les signes d’une méditation qui porte ses fruits sont un esprit parfaitement maîtrisé, une disparition des états mentaux afflictifs, une conduite en harmonie avec les qualités que le pratiquant s’est évertué à développer. Si la méditation ne consistait qu’à se sentir bien pendant un moment, à se détendre et à vider son esprit dans une autre bulle de tranquillité artificielle, elle serait inutile, car à peine serions nous confrontés à l’adversité ou à des conflits intérieurs que nous retomberions à nouveau sous leur coupe. La pratique méditative « doit » donc se traduire par des changements réels, progressifs et durables dans notre vécu intérieur et notre rapport au monde. Je dois dire que nombre de méditants chevronnés que j’ai rencontrés possèdent ces qualités. Sinon, ces pratiques méditatives ne seraient qu’une pure et simple perte de temps.

Y a-t-il quelqu’un aux commandes ?

M : Tu m’as dit une fois que la structure et le mode de fonctionnement du cerveau sont d’avantage en accord avec l’idée orientale du soi – une construction mentale résultant de nombreux facteurs interdépendants – qu’avec l’idée occidentale d’un poste de commandement central et bien déterminé.

W : Il existe, de fait, une disparité frappante entre l’intuition occidentale de l’organisation du cerveau et les preuves scientifiques. La plupart des conceptions philosophiques occidentales affirment que le cerveau a un centre spécifique qui serait le lieu où convergeraient tous les signaux sensoriels afin d’y être interprétés de façon cohérente. Dans ce lieu, les décisions seraient prises, les plans élaborés et les réponses programmées. Et, en fin de compte, ce lieu central serait le siège du soi autonome doté d’une intentionnalité.
Par opposition à cette intuition qui a dominé les philosophies occidentales et les systèmes de croyance et nourri le concept du dualisme ontologique, la preuve neurobiologique a dressé un tableau radicalement différent. Il n’y a pas de centre cartésien dans le cerveau. Nous sommes en présence d’un système hautement diversifié, composé d’une multitude d’ensembles interconnectés fonctionnant en parallèle, chaque ensemble étant associé à des fonctions cognitives ou exécutives spécifiques. Ces sous-ensembles coopèrent selon des configurations qui ne cessent de changer en fonction des tâches à accomplir. Cette coordination dynamique s’effectue grâce à des interactions s’organisant elles-mêmes à l’intérieur des réseaux neuronaux, et non sous la direction d’un centre de commandement supérieur qui orchestrerait ces processus de façon verticale, ce que nous appelons un mode de causalité « descendante ». Ces processus, diversifiés et coordonnés, engendrent des schémas d’activité spatio-temporels extrêmement complexes, corrélats des perceptions, décisions, pensées, plans, sentiments, croyances, intentions, etc.

M : Si un tel poste de commandement central n’existe pas, d’où vient l’idée que l’on serait doté d’un soi unitaire et en quoi ce soi serait-il utile en termes d’évolution ?

W : Cette question est étroitement liée à une autre : pourquoi avons-nous l’impression que notre libre arbitre n’est pas assujetti aux lois naturelles, alors que nous savons que nos décisions sont la conséquence d’interactions neuronales qui, elles, obéissent aux lois naturelles ? Il y a, bien entendu, du « bruit », c’est à dire des facteurs de perturbation, dans ce système complexe, mais on peut dire qu’en général il fonctionne selon les lois de la causalité. Et heureusement qu’il en va ainsi, sinon ce système ne pourrait pas s’adapter au monde, faire des prédictions « correctes », pas plus qu’il ne pourrait réagir aux situations fluctuantes auxquelles les organismes doivent faire face pour survivre. Le problème est le suivant : aucune faculté sensorielle ne nous permet de détecter les processus à l’œuvre dans notre cerveau, processus qui se situent en amont de nos perceptions, de nos décisions et actions.
Nous sommes seulement conscient des conséquences de ces processus neuronaux auxquels nous ne pouvons pas accéder.
Nous avons le même problème quand nous essayons de trouver un agent intérieur, ou un observateur, que nous associons au moi. Nous percevons l’autre comme un agent doté d’une singularité et d’une volonté propre et nous nous attribuons ces mêmes caractéristiques, sans avoir conscience de nos processus neuronaux sous-jacents. En fait, l’intuition suggère que notre soi, ou notre esprit, est, d’une certaine façon, à l’origine de nos pensées, de nos plans et de nos actes. Seule l’exploration neuroscientifique révèle qu’il n’y a aucune localisation spécifique dans le cerveau qui serait le siège de cet agent volontaire. Nous ne pouvons observer que les états dynamiques d’un réseau extrêmement complexe de neurones étroitement connectés qui se manifestent dans des comportements observables et des expériences subjectives.

M : Il serait donc tout à fait possible de dire que le problème et que nous avons l’impression qu’il « devrait » exister un agent unitaire pour expliquer notre façon de penser et agir. Et puisque nous ne le trouvons pas, nous demeurons perplexes.

W : C’est précisément parce que nous avons du mal à imaginer que des phénomènes immatériels, tels que les perceptions, l’agentivité et les émotions, puissent être la conséquence de processus physiques que de dualisme ontologique – c’est-à-dire la séparation tranchée entre l’esprit et la matière – a été postulé tout au long de l’histoire. Si l’on considère les cerveaux comme de simples machines composées de matières obéissantes aux lois de la nature, on n’a pas d’autres choix que de postuler un agent indépendant et immatériel qui serait doté de toutes les propriétés que l’on associe au soi. L’analyse scientifique du cerveau contredit formellement ces points de vue simplistes. Le cerveau est un système complexe qui obéit à une dynamique non linéaire suivant une organisation autonome. L’évolution, l’éducation et l’expérience ont été des facteurs d’adaptation qui lui ont permis de poursuivre certains buts et d’accomplir toutes les fonctions que nous attribuons au soi. Telle est, du moins, le consensus adopté aujourd’hui par la majorité des chercheurs en neurosciences cognitives. Des systèmes aussi complexes évoluent et suivent des trajectoires que l’on peut prédire, même s’il est possible de les expliquer rétrospectivement – comme c’est le cas de l’évolution.
Donc des systèmes non linéaires, dotés d’une organisation autonome, sont créatifs et capables de comportements qu’un observateur non averti qualifierait d’intentionnels et de raisonnables. Nous avons tendance à nier que de telles propriétés puissent émerger des mécanismes dynamiques de nos cerveaux, parce que nous n’ avons aucune connaissance intuitive de la complexité et du fonctionnement non linéaire de cet organe.
Nous  croyons  qu’il obéit aux mêmes règles, apparemment simples, qui régissent la petite part des processus naturels que nous percevons grâce aux sens spécifiques dont l’évolution nous a dotés. Cette fausse croyance implique de postuler l’existence d’un homoncule qui nous gouvernerait et nous doterait de toutes les merveilles que nous attribuons au soi.

M : Cette croyance s’explique sans doute par le fait que nous avons besoin de simplifier un processus complexe, et qu’il nous est plus confortable d’imaginer l’existence d’une entité autonome qui régirait notre personnalité. Les problèmes commencent quand on cherche à conceptualiser ce processus en lui attribuant une existence tangible.

W : Nous avons le même problème avec le concept de Dieu. Nous voulons expliquer une multitudes de phénomènes que nous ne pouvons élucider avec nos outils cognitifs et nous inventons un agent qui envoie des éclairs, fait résonner le tonnerre et souffler les tempêtes.

M : La réification du soi serait donc un dieu que nous nous serions concocté, une sorte de dieu « fait maison ».

W : Oui, dans un certain sens. On s’ invente un agent volontaire et indépendant qui existerait à un niveau ontologique autre que celui des processus neuronaux, mais capable d’influencer le monde dans lequel nous vivons. Et de ce fait, ces concepts, ces élaborations mentales, ces projections – que nous pourrions même qualifier de réalités sociales, puisque la plupart d’entre eux sont issus de nos interactions sociales, de nos discours interpersonnels – ont un immense impact. Ils agissent indéniablement sur nous : ce sont eux qui nous font construire des cathédrales, qui nous disent à quel moment éprouver de la culpabilité ou venir en aide à nos voisins. De plus, en conférant à cet ensemble de concepts le pouvoir caractéristique que l’on attribue aux dieux, nous leur déléguons notre responsabilité ; nous leur attribuons le rôle de berger, de juge ou de souverain. Ce faisant, nous les tenons pour responsables de notre bonheur ou de notre détresse. En fin de compte, nous attribuons à ces élaborations mentales, à ces projections, une autorité absolue afin de pouvoir obéir aux règles que l’expérience collective a désignées comme étant utiles. C’est le cas, par exemple, des Dix commandements. Transcender une telle autorité la protège du relativisme et invalide toute possibilité de discussions car il n’y aura pas de réponse.

M : Des constructions mentales telles que le soi ou l’ego peuvent fournir des explications simplificatrices qui, à un moment donné, cessent d’être utiles parce qu’elles ne reflètent pas la réalité. Au contraire, si au lieu de percevoir l’ego comme un régent intérieur, nous le considérons comme un flux interdépendant d’expériences dynamiques – ce qui au début peut nous paraître relativement inconfortable –, cette nouvelle conception nous aidera à nous libérer de la souffrance pour la seule et unique raison qu’elle nous offre une vision des êtres et du monde davantage en accord avec la réalité.

W : Y a-t-il un prix à payer pour franchir ce pas?

M : Je ne vois aucun effet secondaire à cette reconnaissance. Ce que l’on gagne est une liberté intérieure et un authentique sentiment de confiance et de bonheur, parce que l’ego est véritablement un aimant qui attire la souffrance. C’est ainsi que le bouddhisme le considère.